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Dans la tourmente de la guerre éclair de classes


Les attaques actuelles du gouvernement s’inscrivent dans la continuité de celles qui ont été menées depuis le début des années 1980, période à partir de laquelle le capital rentre dans une phase de restructuration en vue de résoudre la crise de valorisation. Ainsi, pour les capitalistes, il s’agit d’abaisser coûte que coûte les salaires, les salaires indirects (cotisations retraite, allocations chômage…) et les prestations sociales. Ce que l’État avait concédé aux travailleurs au sortir de la Seconde Guerre mondiale reposait sur une stratégie de la bourgeoisie visant à pacifier les rapports de classe dans un contexte de reconstruction, et jusque dans les années 1950 d’exploitation intense de la force de travail. D’une façon générale, on ne peut se leurrer sur les améliorations des conditions d’existence des prolétaires, moment éphémère dans l’histoire du capitalisme, qui n’a jamais été une entreprise philanthropique. On ne crée pas une entreprise dans un souci d’humanité, même si l’enfumage médiatique aimerait bien nous faire avaler la pilule de « l’entreprise citoyenne » parangon de vertu. Il n’y aura pas de retour en arrière, malgré les illusions qui perdurent encore parfois chez ceux qui n’ont pas encore perçu le changement d’époque.

Afin de rester compétitif sur le marché mondial, le capitalisme français brûle maintenant les étapes. Il veut rattraper un retard dû aux différents mouvements de grèves qui se sont produits ces vingt-cinq dernières années. Sans oublier que Mai 68 constitue une hantise pour la bourgeoisie qui « au mieux » récupère cet épisode de l’histoire des luttes pour le vider de tout contenu subversif, révolutionnaire, et le ramener à un pur produit marchand. Pour ce faire, le gouvernement a mis en place une stratégie d’asphyxie en accumulant les attaques dans un laps de temps très réduit, stratégie par ailleurs réfléchie de longue date dans les cercles néo-libéraux. Ainsi, en 1989, un ministre néo-zélandais la définissait ainsi :

« Le gouvernement doit avoir le courage de mettre en œuvre ses décisions, de s’attaquer aux questions douloureuses d’emblée, plutôt que de remettre les choses au lendemain, de façon à être jugé sur les bons résultats qu’elles produiront. (…) N’essayez pas d’avancer pas à pas. (…) Il est plus difficile de se plaindre des attaques que subit votre catégorie professionnelle lorsque tout le monde souffre au moins autant. (…) La vitesse est essentielle, vous n’irez jamais trop vite. (…) Les groupes organisés qui souhaitent maintenir leurs privilèges demanderont toujours que les choses aillent plus lentement. Cela leur laisse plus de temps pour mobiliser l’opinion contre la réforme. (…) Le feu de vos adversaires perd en précision quand il doit viser une cible qui bouge sans arrêt. »1

La riposte à cette Klassenblitzkrieg menée par le gouvernement se situe bien en deçà de l’ampleur de l’attaque et des enjeux du moment. Il convient plutôt de parler de ripostes, multiples et séparées les unes des autres. La fameuse « convergence des luttes », invoquée de toutes parts comme une recette miracle, en dit long sur la manière dont la séparation a été assimilée par nombre de militants. Elle se réduit en effet à agréger les luttes de façon abstraite sans remettre en cause la logique profonde qui les unit et répond aux exigences actuelles.

Les journées de grève se focalisent sur la défense et la sauvegarde du service public qui n’a jamais été qu’un compromis entre la classe du travail et la classe du capital, intervenu dans l’après-guerre et reposant sur un équilibre des forces. La fausse conscience repose sur le fait que l’État représenterait l’intérêt général, à travers les services et le secteur publics. Le Parti communiste, très présent à ce moment-là, notamment pour encadrer le prolétariat, a pu entretenir l’idée que l’État répartissant les richesses pour garantir une vie décente était une fin historique. Dans cette optique, la question de l’exploitation de la force de travail n’était pas soulevée. Ainsi, la conception jacobine de la gauche française, héritée de la Révolution française, pèse de tout son poids. Cette vision des choses dans laquelle tendent à s’enfermer les mouvements sociaux qui depuis des années mènent des luttes défensives ne peut nullement offrir, bien évidemment, des perspectives de dépassement. D’autre part, c’est se tromper sur le rôle historique de l’État, complètement lié aux intérêts de la classe dominante. De plus, le mot d’ordre de défense du service public, articulé aux grèves de ce printemps, masque la teneur réelle du conflit de classe, et tend à diluer la conscience que peuvent avoir les cheminots, les hospitaliers, etc., de lutter en tant que travailleurs. En rendant invisible ce qui relève de la lutte des classes et en entretenant la séparation, les syndicats, agissant comme à leur habitude en relais du capital2, entravent le combat des travailleurs en allant jusqu’à saboter des assemblées générales. A contrario, la bourgeoisie capitaliste a une idée très claire de ce pourquoi elle lutte.

La France insoumise, dans sa défense du service public et par-delà un retour fantasmé à l’État social, entend récupérer la contestation, canaliser la lutte pour mieux lui ôter sa part de concret – la grève – et l’amener sur le terrain abstrait du politique et de la représentation. Ce n’est pas fortuit si elle a organisé ces rassemblement spectaculaires, le 5 et le 26 mai, un samedi. Sous prétexte de permettre à tous de participer sans faire grève, elle crée une séparation entre le politique et le social, la vie quotidienne au travail, sans oublier comment l’instrumentalisation de ce mécontentement vise pour cette gauche du capital à recomposer une social-démocratie aux accents patriotiques. L’ostentation cocardière de La France insoumise n’est pas seulement une simple référence à la Révolution française, et plus précisément à sa composante jacobine, qui n’est autre que la première forme politique de la gauche du capital visant à encadrer les travailleurs, et n’a d’ailleurs pas hésité à les réprimer et même les éliminer. Elle flatte aussi l’identité française dans une période où le ressassement du mythe identitaire se substitue de plus en plus à l’analyse de classe. Dans ce contexte, il n’est pas vraiment étonnant que, lors du mouvement étudiant de ce printemps, se soient fréquemment tenues des assemblées, des ateliers en non-mixité « raciale ». Le summum de la séparation et de la bêtise était ainsi atteint dans nombre d’universités occupées.

Les théories postmodernistes qui décomposent les milieux jadis radicaux, la peine des travailleurs à dépasser les mots d’ordre syndicaux et les luttes catégorielles contribuent à rendre difficile l’émergence d’un véritable projet émancipateur. De plus, les luttes, les revendications basées sur les particularismes ne peuvent que conduire chacun à un égotisme existentiel et à un repli communautaire, favorisés aussi par le capitalisme.

Par-delà la dissolution du statut des cheminots, des fonctionnaires et de celle des services publics, les travailleurs ont déjà largement perdu non seulement un mode de vie moins contraignant, mais aussi quelque chose de plus fondamental. Le capital ne considère pas l’humain en tant que tel. L’individu autonome et social tend à être remplacé par un individu sans objet, « sans qualités ».

L’humain, tel qu’il est aujourd’hui rêvé par le capitalisme et déjà façonné par lui, dépossédé par le travail aliéné et considéré comme capital vivant, est voué à ne plus être qu’un élément des flux. Cependant, certains humains ressentent cette perte et s’imaginent retrouver cette intériorité confisquée, rompre avec l’atomisation produite par le rapport social capitaliste, en se réfugiant dans une identité, notion abstraite relevant du fantasme.

Reconquérir ce qui fait de nous des êtres humains aspirant à la liberté, mais se trouve nié par la dépossession, l’exploitation, l’aliénation et la domination pourrait être l’horizon de celles et ceux qui aujourd’hui défendent les services publics et pensent à tort que ce modèle social représente tout ce à qu’on peut espérer. Cela montre comment le capitalisme a su brider l’imagination, la créativité, éléments nécessaires au développement d’un rapport de force encore à constituer.


1. Cité par Le Monde diplomatique n° 769, avril 2018.

2. Voir Anton Pannekoek, Le Syndicalisme, janvier 1936.