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Mobilité mon amour



Le développement de la novlangue, outil idéologique majeur aux mains de la domination, politique, économique et médiatique, ne passe pas nécessairement par la création de nouveaux termes. Par un effet de décalage, comme on parle parfois aujourd’hui de pensée, ou de pratique « décalée », pour exprimer ce que tout le monde se doit de comprendre sans parvenir à l’expliquer, des termes a priori anodins luisent subitement d’un nouvel éclat, sous le soleil qui ne se couche jamais sur l’empire de la postmodernité spectaculaire. Il en va ainsi du nom commun mobilité, qui a de plus en plus tendance à se substituer à des termes tels que « déplacement » et « transport », qu’il a déjà largement ringardisés. Son écriture ne présente pas de difficulté (« ça s’écrit comme ça se prononce »), et ne nécessite pas, sauf dans de rares cas, d’avoir recours au correcteur orthographique de l’ordinateur. Mais ce sont là de bien maigres avantages, au regard de la richesse du portefeuille sémantique de ce mot.  

« Les » mobilités sont aujourd’hui  « nouvelles », bien sûr, et qui plus est, « urbaines ». Elles font salon, s’exposent sur les murs de telle ou telle station de métro, faisant accéder ainsi le style de vie qu’elles impliquent à la dignité d’un objet d’art. Il y a de la fluidité et de la légèreté dans ces nouvelles mobilités, qui nous affranchissent de la pesanteur des corps. On sent bien qu’elles sont chez elles dans ce monde qui bouge. Les trottinettes électriques et autres joujoux ne représentent pas seulement une régression estampillée 2.0. Le caractère pseudo-ludique de ces nouvelles mobilités souligne l’infantilisation de ceux à qui il faut bien, à chaque occasion, expliquer les choses par une pédagogie adaptée, avant que de leur mettre les points sur les i s’ils font la sourde oreille (la bienveillance a tout de même des limites !). Les êtres atomisés d’aujourd’hui ressemblent à leur téléphone mobile. Le capital peut les emporter avec lui. Il peut les déplacer à volonté. C’est la condition sine qua non de leur survie sociale, faute de quoi ils seront impitoyablement rejetés.  

Ils sont donc en état de mobilisation totale, comme le proclamait si bien l’écrivain proto-nazi Ernst Jünger à la fin des années mille neuf cent vingt. Être mobilisé, c’est être rendu mobile, disponible, donc joignable à chaque instant. Il y a du tragique dans l’abîme qui sépare l’utilitarisme absolu réduisant les êtres humains à de simples accessoires au service du monde marchand, et le consentement benoît de ceux qui se livrent à lui avec le sourire.  

La mobilité, de surcroît, est en passe de donner son nom à une loi.