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Souviens-toi... l’été dernier



Au retour des Rencontres du Maquis pour l’émancipation, je passais au Relay en gare de Nîmes, histoire d’avoir un peu de lecture à bord du Ouigo, cette offre à bon marché de la SNCF qui, en mettant fin aux classes dans les trains, supprimait le confort du même coup. 

En cette veille d’Assomption, la presse quotidienne donnait l’impression d’être au diapason de ce pays irréel : en repos. Mon regard fut toutefois attiré par la première page de Libération qui stipulait : « Face à des écrans de plus en plus envahissants, le besoin de se déconnecter se fait sentir et les cures de détox numérique font florès. Un mouvement dont s’emparent même les Gafa. »

À la caisse, je me demandais à quand remontait la dernière fois où j’avais acheté ce journal à deux euros dont les tribunes m’aidaient surtout à prendre le pouls d’une certaine gauche intellectuelle, angoissée à l’idée de ne pas voir son nom et ses titres en bas d’un article.

Sans surprise, en parcourant le dossier consacré à l’hyperconnexion, je ne trouvais pas de référence aux travaux de Pièces et main d’œuvre ou de TomJo. L’éditorial de la directrice adjointe de la rédaction, Alexandra Schwartzbrod, invitait à « faire le tri » suite au scandale Facebook/Cambridge Analytica révélé en mars. Le billet se terminait sur cette recommandation : « Lâchez vos écrans, respirez un grand coup et marchez vers la fontaine... vous vous reconnecterez avec d’autant plus de plaisir après. » Comme s’il s’agissait de jouir d’une virtualité pourtant génératrice de frustrations en série, justement parce qu’elle amplifie la déconnexion des individus de leur milieu le plus immédiat, le moins abstrait.

Seuls les témoignages alignés sur une colonne ou deux paraissaient dignes d’intérêt. Comme celui d’un écrivain, Thierry Crouzet, qui avait publié en 2012 un livre sur son addiction. Il confiait à un journaliste de Libération : « Je croyais à l’époque que les réseaux allaient changer le monde en promouvant une société plus horizontale et démocratique, moins hiérarchique et fermée. Aujourd’hui, je crois au contraire qu’Internet n’a fait que renforcer les travers du monde d’avant les réseaux. » Désormais lucide – parce qu’en août 2018, nous ne pouvions plus faire comme si nous ne saisissions pas l’ampleur du désastre – l’auteur donnait raison à ceux qui commençaient à se méfier d’Internet. Et on savait depuis le fabuliste que la méfiance était mère de la sûreté.

Après tout, le psychiatre Laurent Karila n’avait-il pas fait part de certains risques chez les jeunes surexposés aux écrans ? Perte de contrôle, perte de temps, altération du sommeil, problèmes de scolarité, nomophobie (peur d’être séparé de son téléphone portable), vibrations fantômes (hallucinations causées par l’anxiété de ne pas être connecté)...

Mais ces troubles ne concernaient pas seulement les moins vieux d’entre nous. Ainsi, le journaliste Guy Birenbaum détaillait les conséquences physiques (du mal au ventre à l’incapacité totale) causées par son exposition quotidienne aux écrans et réseaux dits sociaux, de cinq heures du matin à minuit en 2014, avant d’être pris en main par un psychiatre et un psychanalyste. L’actuel conseiller du vice-PDG d’Europe 1 lâchait : « Le concept que l’on nous a vendu, la [sérendipité], qui consistait à dire qu’Internet est génial parce qu’en cherchant un truc vous en trouvez un autre, puis un autre... eh bien je pense que c’est une saloperie, car ça nous amène de liens en liens, de clics en clics, à des distances phénoménales de ce que l’on cherchait. » Sauf que le temps perdu dans ces dérives stériles ne l’était pas pour tout le monde car en trouvant ce qu’ils ne cherchaient pas, les nouveaux explorateurs du vide sidéral enrichissaient avec leurs pouces habiles les grands patrons du CAC 40 et du NASDAQ.

Pour ma part, j’avais déjà pris au cours de l’été la résolution de troquer mon ordiphone pour un format basique acheté une poignée d’euros du côté de la gare du Nord. Sans garantie. Je découvrais qu’il ne suffisait pas de supprimer des applications comme WhatsApp ou Viber pour se désinscrire tout à fait. Au cours de la même séquence, je fermai mes comptes Facebook, Twitter et Academia ouverts respectivement en 2008, 2012 et 2016. Sans regret.

La notoriété factice pouvait bien attendre. Quant aux provocations anonymes, sollicitations intempestives, flicages sournois ou autres embrouilles futiles – découlant souvent de l’instantanéité maladive encouragée par ces armes de dislocation massive –, je les laissais bien volontiers à qui les désirait. Ma décision venait de loin et quelques événements récents contribuèrent à accélérer ma rupture avec les douceurs hystériques d’un monde sans contact. Et peut-être sauver ce qui me restait de vie privée, si cette expression pouvait encore avoir un sens pour notre siècle.

En janvier, une enquête sur « l’héroïne numérique » diffusée sur Envoyé spécial rendait compte de phénomènes observés dans mon entourage depuis quelques années : on lobotomisait les enfants des classes populaires à coups de tablettes magiques, au nom du progrès technologique et sous de fumeux prétextes pédagogiques.

En mai, le documentaire Sexe et amour 3.0, proposé par Arte, soulignait les bouleversements à l’œuvre dans l’intimité de nos contemporains gavés aux applications de rencontres ou autres sites pornographiques : injonctions à la performance, glorification de l’individualisme néolibéral, sensualité robotisée, le tout sous la bannière de la « révolution numérique ».

À ce rythme, nous en serions bientôt réduits à ne pouvoir choisir que le rôle du Premier ministre, du porc ou du téléspectateur dans un épisode sinistre de Black Mirror qui tournerait en boucle à l’échelle de nos vies mutilées. Comme un derviche se donnant tristement en spectacle dans un restaurant pour touristes fauchés à Sultanahmet.

Alors, entouré de « sans-dents » et autres « fainéants » dans le train rose et bleu qui m’amenait à Marne-la-Vallée, j’imaginais combien de volets de Terminator seraient nécessaires pour mettre un terme au règne de Skynet. Car il ne s’agissait pas de courage mais de nécessité.

Nedjib SIDI MOUSSA