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Vide, Covid et autres embûches



Il ne faut sans doute pas trop attendre de la « sortie » de la crise sanitaire actuelle, qui ne peut être d’ailleurs qu’une sortie provisoire. Tant que ne sera pas réglé le problème de la cause essentielle de ce phénomène, à savoir le développement délirant, au sens psychiatrique du terme, de la société marchande, qui se montre ainsi sous son vrai jour, ne sera pas réglé non plus celui des conséquences et des sous-conséquences. La pandémie galopante que nous connaissons en fait partie. Sans avoir de goût ni d’aptitude particulière pour la profession de devin, on peut cependant imaginer que cette crise, avec tout ce qu’elle implique, du point de vue sanitaire, humain, économique, n’est que la première de la sorte, la première à se propager aussi rapidement sur toute la surface de la planète et à bloquer ainsi l’économie mondiale. Les mêmes causes produiront les mêmes effets à l’avenir, sans aucun doute encore plus désastreux et sous des formes qu’il nous est encore difficile d’entrevoir.

Il ne faudra bien évidemment rien attendre des États, en tout cas rien de positif, mais cela nous le savons bien. Nous connaissons leur rôle et leur imbrication totale dans le fonctionnement du capital. Ces forces mortifères, malgré les déclarations lénifiantes des uns ou des autres, et la prise envisageable de quelques mesures en trompe l’œil, n’auront de cesse qu’elle n’aient fait rugir à nouveau les chevaux-vapeur de la croissance, dussent-elles pour cela pousser à son terme l’entreprise déjà bien engagée de dévastation de la planète et de l’humanité. Faire appel à la raison ? Autant demander à un banc de piranhas de devenir végétarien. Dans les milieux économiques, après avoir fait son deuil de la récession historique qui s’est amorcée et va se poursuivre un moment, on s’est déjà penché sur les courbes prévisionnelles et estimations du taux de croissance qui ne pourra que rebondir une fois la crise passée. Il ne fait aucun doute qu’ils seront aidés en cela par des nuées de spécialistes de tout poil, parmi lesquels les « écologistes » d’administration centrale se tailleront vraisemblablement la part du lion. Ce sont eux les plombiers, les experts en canalisation, en canalisation des foules inquiètes bien sûr, et ils colmateront les fuites du mieux qu’ils pourront. Mais il ne fait aucun doute que tous ceux qui jusqu’à aujourd’hui ont contribué au maintien de l’ordre existant, qu’ils soient issus du monde associatif, syndical ou politique, seront de la fête. Bien entendu, afin que la machine soit relancée dans les meilleures conditions, chacun devra y mettre du sien, et des mesures concernant l’augmentation hebdomadaire du temps de travail ont été prises récemment en ce sens. C’est aussi dans cette perspective qu’il faut comprendre la réouverture des établissements scolaires prévue pour le 11 mai. Pour que les parents puissent retourner au travail, il va bien falloir garder les enfants. C’est à cette tâche que seront assignés les professeurs, au péril de la santé de tous. Comment interpréter autrement cette réouverture, alors que cafés, restaurants et cinémas resteront fermés ? Mais cela n’a rien de surprenant. L’éducation nationale était déjà devenue un laboratoire de la numérisation de la jeunesse scolarisée. Depuis la fermeture des établissements scolaires, on a tenté d’enrôler les professeurs, et nombre d’entre eux se sont engagés volontairement, dans la grande armée du 2, ou 3, ou 4.0. Peu leur chaut que le monde d’après soit bien pire, c’est le monde de demain et ils y aspirent. Depuis le temps qu’ils collaborent, qu’ils respectent des programmes indigents sans se poser la moindre question et font passer des examens à ceux dont la fonction sera de faire tourner la machine (c’est sans doute cela, faire réussir les élèves), ils ne relèveront pas la tête du guidon.

Voilà qui nous conduit à nous demander s’il faut s’attendre, comme d’aucuns l’espèrent, à une prise de conscience largement partagée, pour ne pas dire générale, du caractère mortifère enfin mis à nu de la société du capital. À un éveil, ou un réveil en somme ? Dans l’absolu, pourquoi pas, mais l’on peut se permettre de douter. Restons dans le domaine de la santé. Il n’y a pas eu d’éveil lorsque la calamité nucléaire s’est abattue sur la planète après les deux accidents majeurs qui ont eu lieu ces dernières décennies. C’était là pourtant la démonstration du bien-fondé des luttes antinucléaires des années soixante-dix et du début des années quatre-vingt, qui furent menées par des minorités, sauf localement. Et que dire de Bure, aujourd’hui, où l’on construit un centre d’enfouissement des déchets nucléaire dans l’indifférence quasi générale ? Et de tout ce qui se construit du même ordre dans le monde ? Depuis longtemps déjà la société du capital met en péril la santé, voire la vie, de tous. L’épidémie de Covid-19 est l’acmé provisoire d’un état sanitaire global auquel beaucoup se sont déjà habitués (empoisonnements, cancers, maladies dégénératives, etc., sont-ils donc devenus tellement banals ?), et qui n’a entraîné que des révoltes limitées dans le temps et dans l’espace, et n’ont que rarement conduit à une remise en cause de la totalité. L’ampleur de cette crise, dont on commence à comprendre qu’elle ne relève pas de la simple fatalité, suffira-t-elle à booster le désir de ne plus être de simples spectateurs ? Faut-il d’ailleurs compter sur le fait que l’aspiration à une vie autre ne puisse commencer à émerger que de manière presque mécanique, sous la pression des événements, et en l’occurrence, d’un prévisible désastre ? L’aspiration à la liberté peut-elle naître d’une contrainte ? S’agit-il d’ailleurs alors d’une aspiration à la liberté, à l’émancipation humaine, ou plus prosaïquement d’un sauve-qui-peut, d’un petit arrangement avec le désastre ?

Nous nous contenterons de laisser ici ces questions en suspens. Comment se frayer un chemin entre des chemins balisés et les ritournelles qui vont avec d’une part, et le pur idéalisme d’autre part, qui ne tiendrait pas compte des réalités des luttes du passé ? Ce qui semble certain, c’est qu’une transformation profonde des rapports humains vers une société débarrassée de toute forme de domination politique et économique, qui serait le fruit des aspirations de tous, ne peut être qu’une action consciente en situation. Il n’y aura pas de rupture qualitative au détour d’un mouvement social seulement défensif et encadré, ni dans des circonstances purement anxiogènes. Il est tout aussi inutile de s’illusionner sur un mouvement qui se construirait brique par brique, avec abnégation, à la sueur de fronts qui militent. Il n’y aura de rupture que née du désir du plus grand nombre de vivre une vie belle, que de cette pulsion libératrice qui conduit à la beauté. Peut-être est-elle déjà là, qui sait, bien cachée alors, derrière le conformisme qui pousse la plupart des gens à adopter les gestes, les mots, les comportements qui aboutissent tous au triomphe de la marchandise et d’une société, si elle mérite encore d’être ainsi désignée, administrée jusque dans les moindres détails du quotidien, au nom de la sécurité, de la santé, de l’efficacité, etc. Peut-être est-elle déjà là, et ce que l’on peut redouter de la fin – provisoire – d’une crise comme celle que nous connaissons actuellement, à savoir un féroce appétit de consommation qui viendrait compenser les frustrations du grand enfermement, ce que l’on a entendu appeler dernièrement le retour des « jours heureux », fera-t-il place à une belle surprise. Les « jours heureux » ! De quels jours heureux peut-on avoir aujourd’hui la nostalgie ? Les seuls jours heureux dignes de ce nom sont ceux que nous avons su soustraire à la domination, dans nos vies et nos pratiques, ou encore ceux qui restent à l’état de songes lointain, quelque part dans nos rêves, là où la glu du capital ne s’est encore pas immiscée. Ils n’ont rien à voir avec les « jours heureux » du travail abstrait, de la consommation, de la misère, des antidépresseurs, de la surveillance numérique. Mais c’est sans doute pour apprendre de nous le secret du bonheur que le dominants nous surveillent de plus en plus étroitement. Nous verrons bien si à ces « jours heureux-là », les hommes de masse continueront de souscrire. Nous verrons bien s’ils se contenteront d’applaudir aux fenêtres ou ailleurs (geste copieusement relayé par les médias tant il est inoffensif et même intégrateur) les membres du personnel de santé, certes particulièrement courageux et exposés en ces circonstances. Ou alors, se diront-ils qu’il n’est vraiment plus possible de vivre dans un monde destructeur qui a mis ces travailleurs dans une telle situation, qui nous a tous mis dans cette situation ? Peut-être auront-ils le désir de remplacer ce monde par un autre. Alors seulement, la masse se dissoudra pour laisser place à des individus créateurs et une véritable histoire humaine pourra commencer.