Article du numéro 32 :
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Toute réification est un oubli



La catastrophe qui est déjà là ne se limite pas aux dégâts causés à la nature et à l’équilibre de la planète. Elle est dans les têtes, et c’est cette catastrophe-là qui risque d’emporter tout le reste. Elle est la marque de fabrique du capitalisme tardif, crépusculaire ou postmoderne, quelle que soit la façon dont on le qualifie. La domination politique des castes qui se sont succédé au pouvoir depuis que se sont constitués les États et la confiscation par la violence de ce qui était le bien de tous ont toujours consacré l’avilissement des êtres humains, de ceux qui étaient asservis comme de ceux qui asservissaient. Cependant, le monde n’était pas encore clos. L’herbe poussait entre les pavés qui garnissaient les cours des prisons, et le soleil se faufilait entre les barreaux des cellules. Parfois les murs tombaient et pour une courte période, la beauté logée dans certaines têtes surgissait au grand jour et pouvait féconder l’imagination des générations qui suivaient.

La plus belle « réussite » de la phase spectaculaire du capitalisme, celle qui s’est mise en place dans les premières décennies du vingtième siècle, aura sans doute été de rogner progressivement le fil qui relie les générations présentes aux espoirs et aux combats menés par les précédentes. Elle est en passe d’arriver à ses fins. C’est le but ultime du maillage technologique qui se resserre et diffuse la marchandise toujours plus sophistiquée de l’insignifiance, traque et trace la vie de chacun. Ainsi s’efface des mémoires l’idée même que des êtres humains aient pu aspirer à un monde totalement autre. Il est difficile d’espérer que des individus ainsi mis en condition, dont la culture et l’environnement naturel auront été détruits, puissent se relever sans posséder le moindre repère extérieur pour les guider. La plupart des esprits, aujourd’hui, saturés d’idéologie marchande et de bonheur pixelisé, restent fermés à tout ce qui n’est pas marqué du sceau de la réalité immédiate, de ce qu’ils conçoivent comme étant la réalité, réduite en fait à une image préfabriquée. Coincés qu’ils sont dans un présent indépassable, la brutalité est devenue pour eux un mode d’être.

Toute la subtilité de l’homo œconomicus contemporain, produit de la pensée libérale, réside dans le temps qu’il consacre à la recherche de ce qu’il pense être son intérêt immédiat. Pour cela, courbé sur son handiphone à longueur de journée, il optimise son budget, chagriné qu’il serait de manquer les diverses offres flash de consommation qui représentent à peu près tout ce qu’il peut espérer de la vie. Clic ! Et s’il ne le fait pas par plaisir, il le fait sous la contrainte de la misère économique. Clic ! Clic ! Il y a de moins en moins de place dans ces têtes saturées pour le rêve d’une vie autre, d’une vie belle, d’une vie libre, dont il est désormais difficile de simplement suggérer l’idée tant les mots qu’il faudrait employer se heurtent à l’absence de toute aspiration collective autre que celles façonnées par le spectacle. Le sport, l’Entreprise, les loisirs conformes en sont de beaux exemples. Il faudrait aujourd’hui, entre les paroles gelées, trouver, comme Pantagruel, des mots de gueule, aptes à atteindre les couches profondes dans lesquelles ne peuvent pas malgré tout ne plus subsister les désirs poétiques qui ont parfois brièvement émergé dans l’histoire, et que les propriétaires du monde contemporain s’escriment à faire disparaître en s’en prenant à l’humanité de l’homme, car ils lui sont liés.

On a du mal à percevoir aujourd’hui une stratégie efficiente pour sortir de l’impasse, tant nous vivons dans un champ de ruines, tant ont été gommés les repères historiques dont l’existence permettait d’éviter d’avoir à creuser chaque fois de nouvelles fondations. Les murs pouvaient bien jadis (ou encore naguère ?) être abattus, les bases sur lesquelles on pouvait les reconstruire étaient là, et ne nécessitaient pas d’entreprendre des fouilles archéologiques. Les Communards de 1871 bâtissaient sur les acquis de 1789, les révoltés du vingtième siècle avaient en mémoire – une mémoire vive, tournée vers l’action, sans rapport avec le béton armé du « devoir de mémoire » ou les commémorations pseudo-festives – toutes les brèches ouvertes dans les forteresses du capital.

À la place d’événements dont le sens a été « déconstruit », pour reprendre un terme tellement prisé par les petits porteurs de l’idéologie dominante, ne demeurent dans la plupart des cas que des coquilles vides. L’utopie n’est donc plus tant à rechercher dans un futur imaginaire et hypothétique, manifestement hors de portée de la plupart dans l’état actuel des choses, que dans un passé bien réel, où le désir de liberté et l’attrait d’une vie autre avaient parfois trouvé une amorce de concrétisation. La dernière de ces brèches date maintenant de plus d’un demi-siècle, en mai-juin 1968, et nous ne nous laisserons pas impressionner par les bêlements de ceux qui en ont falsifié la substantifique moelle, ni par les ricanements de tant d’autres qui ont biberonné à l’idéologie postmoderne pour nous y référer encore.

* * * * *

Mai 68 est le dernier repère dont nous disposons pour évoquer ce qu’a pu représenter l’espoir de transformer de fond en comble la vie et rejeter le système de domination économique et politique. Loin de nous l’idée de croire que le moment Mai 68 fut univoque. Il fut parfois frileux, décevant, voire désespérant. Les chemins empruntés ne furent pas toujours les bons, mais il faut chercher derrière cette frilosité et ces erreurs pour dégager ce qu’en fut la vérité. Celle-ci se trouvait souvent cachée dans les têtes de ceux qui ont participé et se sont parfois jetés à corps perdu dans la lutte, comme si plus rien d’autre ne comptait que l’ivresse de la liberté et de la fraternité en acte. Tout le reste, les opportunistes et les ennemis de classe, et ce sont à vrai dire les mêmes, l’ont figé en images pour en retourner le sens.

C’est pourquoi nous devons, tous, nous transformer en archéologues, extraire de la masse des gravats de la falsification quelques témoignages vivants. En effet, quel rapport existe-t-il entre l’image usée jusqu’à la corde du « soixante-huitard » hédoniste, façonnée par les ennemis du mouvement, et les propos qui suivent ? C’est un ouvrier qui s’exprime ainsi, après l’annonce du licenciement de ses camarades, quelque temps avant mai :

« Il y a un chef qui nous a dit que (…) le patron était presque d’accord pour augmenter un peu la prime, il a pas dit combien, mais que les gars resteraient dehors. Ça, on ne voulait pas. On a dit au chef…on lui a dit non. On lui a dit d’abord les quatre-vingt-dix gars et après la prime. Ils sont malins les patrons. Ils voudraient un peu augmenter la prime, ça calmerait un peu l’esprit des gars et après les quatre-vingt-dix gars on va les laisser dehors. Ça marche pas. »


Puis c’est au tour d’un deuxième ouvrier de la même usine:

« Dix mille travailleurs ont perdu une journée…sans … comme ça, là. C’est pas un exploit, ça, non, c’est ça la solidarité. C’est quelque chose de formidable. Je sais pas, moi, comparé à ce que nous dit Guy Lux ou à ce que dit France Dimanche, c’est quand même formidable, ça a une autre gueule, non ? C’est pas sensationnel, c’est normal, c’est la classe ouvrière, et c’est de ça qu’il faut avoir conscience (…) que c’est pas les conneries qu’on nous raconte qui sont belles, dans France Dimanche ou dans Ici Paris, mais c’est dans ce que fait la classe ouvrière. Enfin perdre 5000 francs parce que des copains ont été licenciés et encore aujourd’hui verser des sommes de salaires pour que ces gars-là aient leur salaire d’assuré, si ça se savait un peu, si on pouvait le développer. C’est pas de la culture, ça ? »


Un autre ouvrier, d’une autre usine :

« Moi je veux bien encore en baver quelques années … si mon fils me dit papa t’es un imbécile, c’est pas comme ça qu’il faut penser. C’est ça le plus important. Nos revendications sont importantes actuellement, bien sûr, l’amélioration du travail, la gestion démocratique, toutes ces conditions-là, notre vie familiale qui est perturbée, qui est anormale, il faut le dire, mais en plus, en plus de tout ça, et pour moi, je le dis franchement, c’est le plus important, c’est le futur qu’il faut penser, on paiera dix mille balles de plus d’impôts et on sera quoi ? On sera possédé comme d’habitude, ça suffit pas tout cela, il faut voir plus loin, et plus loin pour moi, c’est une société humaine, et non une société de machines, une société de profit, une société totalement capitaliste. À quoi nous sert la bagnole ? À quoi nous sert la bagnole, si on n’a pas le temps d’utiliser le peu de loisirs qu’on a ? » (1)


Des propos comme ceux-ci, on peut en entendre d’autres, tirés du même film, et bien évidemment ailleurs. Maintenant, ce sont des souvenirs gravés et restés intacts dans la mémoire qui ressurgissent des années plus tard :

« Je me souviens qu’on était prêts. Discuter, marcher, crier le monde, se dessaisir du lourd, de l’inutile, de l’inopérant. Dans les rues déjà vides de voitures, et combien pleines de rêves qui semblaient à portée de chacun. Je me souviens que nous marchions sans fatigue, légers, planants dans une autre dimension qui nous mettait à l’abri du danger, gentiment amusés des préoccupations matérielles. »


« Et là-dessus, un beau jour, ce “Voilà, c’est parti.” Renault, Schneider, les grandes compagnies d’assurance de se mettre en grève. À partir de cet instant, de ce mot-là, quelques semaines, très longues et très courtes, d’inquiétudes, d’espoirs, d’attentes qui ne se désignaient pas d’objet, mais qui en avaient un : “ Tout changer”, sans doute pas plus. »

« Je me souviens de ce que m’a dit une élève gréviste de mon lycée, après la reprise : “ On nous a fait rentrer, on nous a trompés, mais je sais qu’on peut vivre autrement et je ne l’oublierai jamais.” » (2)


Peu importe qui tient tous ces propos, le livre ne le dit pas, pas vraiment. Travailleurs, étudiants lycéens, sans emploi… Il est clair cependant qu’ils entrent en résonnance avec les précédents et qu’ils suffisent à exprimer ce que fut le cœur battant de mai 68. Ils en sont le suc, le seul qui vaille et qui ait de l’importance, celui qui trouva alors son expression dans les plus belles inscriptions murales, à Paris ou ailleurs.

* * * * *

Pauvre homo œconomicus ! Puisses-tu avoir accès, matériellement et mentalement, à ces quelques documents, et à d’autres bien sûr, tout aussi parlants et émouvants. Puisses-tu saisir toute la mélancolie, cet espoir auquel se mêle le désespoir, ou ce désespoir mâtiné d’une dose d’espoir, cette poésie cachée derrière ces mots ! Cette poésie en creux, cette rage contenue, cette acceptation qui ne viendrait jamais derrière les routines de la vie quotidienne à laquelle on se trouvait réduit. C’est un continent de beauté qui est à ta portée si tu voulais bien t’en donner la peine. « … c’est pas les conneries qu’on nous raconte qui sont belles, dans France Dimanche ou dans Ici Paris, mais c’est dans ce que fait la classe ouvrière », disait cet ouvrier. Car la solidarité – encore un mot aujourd’hui dévoyé, les mutuelles sont solidaires, l’économie est sociale et solidaire (!) – la solidarité donc, si l’on veut bien oublier la langue pourrie, la LTI d’aujourd’hui, la vraie solidarité passait alors encore avant les préoccupations quotidiennes. Il osait parler aussi de beauté, cet ouvrier, qu’il ne situait pas quelque part entre l’art contemporain et le luxe marchand (cf. Annie Le Brun, dans Ce qui n’a pas de prix), mais précisément dans la solidarité dont était capable ce qu’il appelait « la classe ouvrière », mais qui pour lui signifiait toute la chaleur de l’humanité.

Elle n’était pas dans les journaux à sensation de l’époque, la beauté, certes non. S’il est encore là aujourd’hui, cet ouvrier, il te dirait sûrement, tête économique, qu’elle n’est pas dans ce que tu appelles, sans d’ailleurs les avoir nommés ainsi toi-même, les « réseaux sociaux », qui remplacent et dépassent largement les journaux à sensation de l’époque. Et ce sont ces dits réseaux sociaux qui te sont indispensables pour t’adresser à autrui – à l’époque autrui était un autre, aujourd’hui c’est un autre soi-même – à l’heure du capitalisme de surveillance, formule encore bien gentillette pour désigner le projet totalitaire et déshumanisant de la raison instrumentale, qu’on cherche à te faire avaler en te le présentant comme inéluctable, et d’ailleurs souhaitable, capable de résoudre « les problèmes auxquels nous sommes tous confrontés » et de « relever les défis du monde contemporain ».

L’aspiration à « une société humaine, et non une société de machines » du troisième ouvrier cité ci-dessus était alors spontanée et évidente pour quiconque souhaitait voir finir le monde capitaliste. Liberté et automatisation numérique de la vie sont en effet des notions qui s’excluent. Qu’avons-nous donc perdu pour que cette simple évidence ne soit pas au cœur de toute réflexion critique sur le monde d’aujourd’hui ? « Discuter, marcher, crier le monde, se dessaisir du lourd », se sentir « légers, planants dans une autre dimension (…) à l’abri du danger, gentiment amusés des préoccupations matérielles », pleins « d’attentes qui ne se désignaient pas d’objets », savoir « qu’on peut vivre autrement » sans jamais l’oublier. C’est ce que le capital devait écraser ! C’est ce qu’il s’est employé à réduire à néant au cours de ce dernier demi-siècle. C’est un être humain nouveau qu’il a façonné, certes quelque peu troublé par la tournure que prennent aujourd’hui les choses (disparition de la vie, calamités climatiques de toutes sortes, épidémies, guerres…), mais qui, malgré son fatras de prothèses électroniques, et en réalité notamment à cause d’elles, se sent totalement démuni, incapable de trouver des ressources, des repères sur lesquels il pourrait s’appuyer, parce qu’il n’en soupçonne même plus l’existence.

Il est vrai que l’aliénation, quelle que soit la forme qu’elle a prise au cours de l’histoire, a toujours eu pour effet le maintien du monde existant. La Boétie l’a senti, bien d’autres avant lui et après lui. Mais la différence, c’est que l’ignominie des pouvoirs en place n’avait jamais produit, bien évidemment parce que les moyens techniques dont ils disposaient ne l’avaient pas encore permis, des bouleversements dans l’équilibre planétaire et dans l’esprit humain tels que la survie de l’humanité et la beauté du monde pussent être mis en péril. Nous en sommes là aujourd’hui, et c’est précisément au moment où les aspirations à la beauté, à la liberté et à la vie se font tellement nécessaires et urgentes qu’elles deviennent le plus souvent inaccessibles, hors de portée.

Et même si tout n’est pas perdu, les « il faudrait que » paraissent bien dérisoires. Et le temps est devenu une denrée si rare. ■


(1) Toutes ces interventions, ainsi que les images servant à illustrer cet article, sont extraites du film Mai 68, de Guddie Lawaetz.

(2) Les trois dernières citations sont extraites du livre Longtemps je me suis souvenu de mai 68, Bordeaux, Le Castor astral, 2002, respectivement, p. 47, 94 et 99.