Article du numéro 25 :
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« Pourquoi revenir à Marx et surtout, pourquoi revenir à ce texte du XIXe siècle qui a pour nom Le Capital ? »1. Certainement pas pour faire de Marx un auteur classique parmi d'autres grands philosophes. Si d'éminents représentants de la classe dominante incitent les jeunes générations à le lire, n'est-ce pas pour le remiser dans un quelconque rayon de musée et ainsi atténuer sa charge critique ? Revenir à Marx pour comprendre la crise économique de 2007-2008 et ses conséquences ? D'aucuns disent à ce propos que Marx était « visionnaire », qu'il avait su anticiper les crises économiques qui lui ont survécu. Fredric Jameson va au-delà de cette raison convenue pour présenter une lecture créative du Capital. Pour lui, le retour à Marx se veut une incitation à l'engagement politique visant le dépassement du capitalisme. Cela s'oppose à la doxa spectaculaire selon laquelle il y aurait un horizon indépassable du capitalisme : « la Démocratie est le moins mauvais des systèmes que l'homme ait conçu : on sait ce qu'a pu donner dans l'histoire l'utopie d'une autre société ». Et ce que les sociaux-démocrates appellent néo-libéralisme (autrement dit le capital dans sa phase fictive c'est-à-dire l'omniprésence du crédit) a empêché depuis de trop nombreuses décennies toute imagination d'une alternative au mode de production capitaliste. Représenter Le Capital est écrit pour rompre avec cette inhibition. Il s'agit d'une restitution originale, très dense qui enchaîne beaucoup de thèmes avec des problématiques implicites. La synthèse d'un tel ouvrage est rendue difficile de ce fait. En tout cas, c'est une incitation réussie à lire un livre fondamental de la critique sociale. En argumentant contre certaines thèses adverses il met à mal certains clichés sur Marx. Son intention est ainsi d'actualiser la représentation marxienne pour la société présente tout en s'opposant à la représentation que se fait de lui-même le capital.
Se donner une image mentale du capitalisme
Personne n'a jamais vu le capitalisme. « (…) La question du capitalisme comme totalité. Personne n'a jamais vu cette totalité, le capitalisme n'est jamais visible en tant que tel mais seulement en ses symptômes »2. Ce qui saute aux yeux ce sont plutôt le marché, ses échanges de biens et services, l'argent et l'image scintillante et sidérante des marchandises qui font office de richesse. Il échappe donc à toute représentation. L'auteur note à ce propos que : « (…) comme Marx l'observe dans ses premières critiques de Hegel, on ne peut représenter la réalité, mais seulement la métamorphose des idées et des images au sein de l'esprit »3. Si l’on prend en compte le titre de l'ouvrage, la phrase qui suit peut paraître paradoxale : « Il ne faut pourtant pas en tirer la conclusion que, puisque le capitalisme est irreprésentable, il est ineffable, une sorte de mystère dépassant le langage et la pensée ; mais au contraire qu'à cet égard, on doit redoubler d'efforts pour exprimer l'inexprimable. Le livre de Marx est l'exemple souverain d'un effort dialectique dans cette direction — c'est pourquoi la manière dont il est finalement parvenu à le représenter possède pour nous une telle importance et une telle actualité »4.
L'effort marxien de représentation dans Le Capital (Vorstellung en allemand) se fait non seulement à l'aide de concepts mais aussi à travers l'exposition (Darstellung) de ses longues recherches passées. C'était la postface à la deuxième édition allemande du Capital qui distinguait le procédé de recherche du mode d'exposition. En effet, l'exposition des résultats d'une recherche diffère du processus de la recherche. Les deux sont en rapport mais l'exposition tend à présenter les éléments de l'objet étudié sur un même plan logique et synchronique tandis que la recherche est soumise aux aléas du temps (diachronie). D'où toute l'importance que Marx accordait à la présentation — ou le récit, selon une autre traduction de Darstellung — la présentation de sa théorie du capital et à la représentation. C'est dans la préface de 1857 à la Contribution à la critique de l'économie politique (1859) que la question de la représentation (Vorstellung) est théorisée.
Par conséquent c'est pour comprendre le contenu du livre que Jameson analyse la structure de l'exposition du Capital ; plus exactement le livre I. En effet, pour ce théoricien contemporain, ce livre est l'essentiel parce que seul ce dernier a été pensé, écrit et édité du vivant de Marx contrairement aux livres II, III ou IV, voire le chapitre VI inédit du Capital5 : par conséquent, seul le livre I est l'œuvre maîtrisée par l'auteur. Au passage, il faut noter que les thèses que Jameson défend ne correspondent pas vraiment à une orthodoxie marxiste même si l'auteur — professeur de littérature comparée — se dit ouvertement marxiste. L'une d'elle par exemple s'oppose à la considération selon laquelle Le Capital serait une œuvre inachevée. Au contraire, Jameson avance que le livre I constitue une unité en soi ; les Grundrisse (1857-1859) étant des sortes de notes préparatoires à l'écriture du Capital (1869). Il s'agit plutôt pour le lecteur « (…) d'appréhender le livre I comme étant à la fois achevé et inachevé »6 : dialectique oblige !
L'effort de représentation passe par l'écriture. Celle de Marx est inspirée par la pensée dialectique c'est-à-dire par un cheminement recherchant la vérité à partir de la confrontation de deux aspects incongrus qui se repoussent et qui se mêlent pourtant. Cette confrontation dans le temps permet le dépassement d'une situation s'avérant fausse. « (…) la pensée dialectique implique l'établissement de relations entre deux réalités incommensurables, deux phénomènes qui ne peuvent pas être pensés dans le même cadre conceptuel »7. Par exemple, le capital est à la fois un progrès incroyable de l'humanité et la pire des aliénations. « Cette incommensurabilité est la raison d'être de la dialectique elle-même, qui existe pour coordonner des modes de pensée incompatibles les uns avec les autres sans les réduire à l'“unidimensionnalité”, pour reprendre le mémorable mot de Marcuse »8. Et selon Marx, la pensée dialectique est justement ce qui est le plus approprié pour saisir l'objet de sa recherche : la société capitaliste ou tout du moins le capital. Et sa dialectique est singulière — mais peut-il en être autrement dès qu'il s'agit de dialectique ? En effet, même si Marx est hégélien, il se différencie de cette dialectique idéaliste : face à la philosophie allemande, son insurrection théorique a toujours consisté à passer à autre chose.
Par conséquent, la logique du capital est présentée chez Marx à travers un langage éminemment dialectique, surtout dans la section I du livre I. Une autre des thèses de Jameson est de considérer que Marx, dans Le Capital procède à l'enchaînement d'énigmes, de dilemmes et de paradoxes. L'enchaînement se produit grâce à la démonstration de la fausseté d'un problème. Cela nécessite alors son intégration à un autre niveau plus vaste où un nouveau problème est exposé. Ce nouveau niveau d'analyse, plus riche, donne en même temps une actualité à l'ancien problème par la tentative de lui trouver une réponse partielle. C'est selon cette perspective que Jameson incite à lire le livre I. Le Capital doit ainsi être considéré « (…) comme une suite d'énigmes, de mystères ou de paradoxes dont la solution est livrée au moment opportun. Sans surprise, cette solution sera de nature dialectique : loin de dissiper l'étrangeté du paradoxe ou de l'antinomie de départ par le biais d'un démasquage (unmasking) aride et rationnel, elle conservera l'étrangeté du problème au sein de l'étrangeté nouvelle de la solution dialectique »9. Par conséquent, Jameson explique très bien qu'étant donné le caractère dynamique des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste, le procédé d'exposition marxien est approprié à son objet : le capital. Ce type de formation sociale et son mouvement peut être fuyante voire rétive à une pensée gouvernée par la raison classique propre à l'époque des Lumières. Le processus de la recherche a affaire à un objet mouvant qui est en même temps un sujet avec toute son altérité. Si bien que « du Capital lui-même, on doit dire qu'il consiste en la représentation d'une étrange machine dont l'évolution est (dialectiquement) unie par ses pannes, son expansion avec ses dysfonctionnements, sa croissance avec ses effondrements »10.
En fait, Jameson procède à une double opération en écrivant son livre : d'une part il donne une actualité à la langue marxienne mais d'autre part il rend dépassable l'horizon de l'actuelle société qui semble pourtant immuable. L'auteur mène cette opération en s'appuyant sur la notion de transcodage qu'il a notamment dégagée lors de son analyse de la dimension culturelle du capitalisme tardif11. Le code de la langue marxienne (celui de la valeur) est traduit à travers les différentes langues de la contestation qui émergent ici ou là dans le monde social contemporain. Ce métissage a pour objectif de donner une actualité à la représentation du capital. « Aujourd'hui dit Jameson, toute lecture créative du Capital est un processus de traduction, qui consiste à transcoder, tout en restant fidèle à sa construction “originelle”, un langage et une conceptualité inventés pour le premier âge industriel de la société victorienne, et à assurer sa représentationnalité contemporaine grâce à une saisie des dimensions ambitieuses et de la complexité structurelle de sa représentation initiale »12. À ce sujet, il ne s'agit pas tant d'une représentation politique (qu'il constate en crise) — on pense aux partis issus du mouvement des places de 2011 en Espagne et ailleurs —, ni non plus d'ailleurs de la représentation du sujet classique de la Raison, centré sur son moi mais plutôt de la représentation propre à un processus cognitif collectif, seule issue à cette crise. Il parle, en se laissant sans doute trop aller à la domination de l'ère cognitive, de « cartographie cognitive » devant permettre aux individus de se repérer dans le monde social qui est le leur. Pour lui, ce processus est d'une importance capitale parce que, de la représentation du système capitaliste, dépend une action vivante qui aurait pour but de le dépasser. Et ce faisant, Fredric Jameson analyse le texte marxien comme un métissage de la ligne argumentative du système (le mouvement inéluctable de la valeur) avec celle de l'action politique d'insubordination (possible).
Toute l'originalité de la lecture de Jameson réside par conséquent dans le verbe d'action adopté dans le titre. Il s'agit de rendre vivante cette représentation passée inscrite dans le livre qu'a écrit Marx en son temps, de prolonger la pensée marxienne pour le présent et de représenter ce capital qui a gagné en pureté dans la société contemporaine. Il semble qu'il s'agisse d'hériter du mode d'exposition marxien pour pouvoir penser cette société sous l'emprise du capital. Représenter le livre de Marx tout en représentant le capital qui vaut pour le temps présent, voilà l'opération dialectique que mène à son tour Jameson à travers son livre. C'est ainsi en tout cas qu'il compte faire résonner (raisonner ?) le retour à Marx pour que ce dernier prenne langue avec le cours présent de l'histoire. Nous sommes bien loin de l’usage fait par les intellectuels organiques de la classe dominante qui consiste à évider Marx de sa charge politique révolutionnaire et à le banaliser en le faisant entrer dans le spectacle des auteurs canoniques. Et pour conforter la remise en cause des idées reçues, Jameson avance l'une de ses autres thèses : « Le Capital (…) est un ouvrage qui ne traite ni de politique, ni même du travail : c'est un livre sur le chômage »13.
Le livre I et son contenu
L'analyse de Jameson procède au repérage des problèmes exposés par Marx pour analyser la société bourgeoise. Aborder le contenu du Capital c'est se confronter d'emblée au tout début du livre et là, Jameson veut se démarquer d'Althusser. Ce dernier pouvait avancer, peu après mai 1968 en France, qu'il faut « mettre entre parenthèses toute la section I [les chapitres I à III], et commencer la lecture par la section II : “La transformation de l'argent en capital”. (…) Ce conseil est plus qu'un conseil : c'est une recommandation que je me permets, avec tout le respect que je dois à mes lecteurs, de présenter comme une recommandation impérative »14. Pour Jameson il faut d'emblée se confronter à cette première section qui expose ce que devient la marchandise dans le capitalisme. « Le paradoxe étant que, par essence, le capitalisme produit non des marchandises, mais au contraire du capital »15. En effet, « les trois premiers chapitres contiennent la quasi-totalité des propositions essentielles du Capital et cette section apparaît comme un inévitable point d'accès à l’œuvre dans son ensemble. L'amputer de son exposé de la théorie de la valeur, ce serait réduire le reste du livre à un vulgaire traité d'économie (…). La théorie de la valeur est, en effet, quelque chose comme la dimension herméneutique du Capital »16. C'est d'ailleurs, il faut le souligner, dans le quatrième point du chapitre I que se trouve le fameux passage sur « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret ». Ce passage qui expose le fait que dans la société capitaliste, tout un chacun agit à partir de l'illusion que le système fonctionne de lui-même en même temps que chacun se considère socialement comme autre que ce qu'il n'est en réalité.
De même — autre thèse — le capitalisme n'est pas le marché mais avant tout un mode de production faisant système (bien avant un mode de consommation et de distribution où les riches tirent leur épingle du jeu), c'est-à-dire une totalité concrète. Ceux qui se contentent de dénoncer la marchandisation en seront pour leurs frais : « ces illusions anti-capitalistes sont aussi pernicieuses que la propagande corrélative des économistes politiques en faveur du système : toutes deux découlent du fait que la réalité de l'argent occulte et refoule la loi de la valeur dont il provient ».
Qu'est-ce qui caractérise en propre le capitalisme ? Comment a-t-il pu naître ? Faut-il le considérer comme éternel ? Le livre I répond à ces questions et Jameson les fait résonner pour notre époque : « l'énigme des énigmes est bien sûr le capitalisme lui-même : et d'abord comment peut-il exister, dans sa différence radicale par rapport à toutes les autres formations sociales (ou tous les autres modes de production) ? »17. Dans l'analyse que l'auteur fait de la structure du livre I, il restitue toutes les caractéristiques du capital en s'appuyant sur ce qu'en a écrit Marx en 1867, date de la première édition allemande désormais pratiquement introuvable (surtout en traduction française)18. Et il le fait en adoptant les catégories dialectiques de Hegel que Marx utilisait lui-même : identité et différence dans l'exposition du dilemme : « comment un objet peut-il être l'équivalent d'un autre ? (…) comment se fait-il que le capitaliste arrive à dégager un profit de l'échange d'objets d'égale valeur ? »19. Qualité et quantité pour exprimer la dialectique entre la valeur d'usage et d'échange de la marchandise (dans la section I il est très vite et presque exclusivement question de quantité et de valeur et de travail abstrait). Unité des contraires pour ce qui concerne le travail et le capital. Bref, Jameson est assurément un dialecticien. Il a d'ailleurs tout un chapitre qu'il nomme « Le Capital et la dialectique » où son transcodage ressemble à une négation de la négation non-hégélienne : il ne s'agit pas d'extérioriser pour mieux revenir en soi ni non plus de produire une synthèse. En cela Jameson est complètement marxien : il montre que la dialectique à l’œuvre chez Marx consiste à nier un état de fait qui lui-même nie des potentialités humaines. Nul besoin en ce cas de se préoccuper des origines du capitalisme : seulement de son commencement réel. Ni non plus de représenter sa fin et son effondrement : il suffit de laisser ouvert à l’imagination ce qui se produit à partir de l'action de négation du capitalisme.
Deux autres caractéristiques du capital sont thématisées par Jameson. L'espace et le temps. Avec l'avènement du capital c'est toute une géographie qui est née : pensons au rapport ville-campagne. C'est à ce propos que Jameson parle de la séparation. Les travailleurs libres ne naissent qu'en contraste à l'appropriation privative de vastes terres qui étaient auparavant le lot commun (le phénomène des enclosures). La première des séparations dans le capitalisme est celle des moyens de production. Ce thème permet à Jameson de remettre en selle le concept d'aliénation qu'il dit ne pas être étranger au Capital même si Marx, sortant de la philosophie20, en fait un usage implicite. A ce propos, la première scène du film Le Jeune Marx de Raoul Peck (2017) montre très bien la violence de cette séparation spatiale. Revenir à Marx c'est aussi relire le texte : Débats sur la loi relative au vol de bois (1842). Et la spatialité capitaliste c'est aussi le logement des travailleurs et leurs corps vivants au travail.
Autre caractéristique du capital : le temps. Un temps spécial marqué par la répétition qui efface toute trace du passé. Ce ne peut pas être un temps cyclique puisqu'il ne saurait être calqué sur un quelconque cycle naturel. Le temps du capital ne saurait pas non plus être qualitatif. Il n'est absolument pas celui du projet, du désir et du jeu où une aventure peut avoir cours. Il correspondrait davantage au temps de la trajectoire représenté par la géométrie (droite, ligne, courbe) tellement il est question d'accumulation et de croissance. C'est un temps complètement spatialisé. « Le temps en vient à s'identifier à la quantité et l'espace à la qualité »21. Comme le dit Jameson, « dans le capitalisme, rien n'arrive pour la première fois ; il n'y a pas de commencements »22. En effet, le propre du capital est de se présupposer lui-même, à l'image l'esprit hégélien entrant en réflexion. C'est-à-dire qu'au fur et à mesure de son « expansion » — terme qu'affectionne particulièrement Jameson —, tout se passe comme si le capital, par un acte de réflexion, en venait à se poser lui-même. Ainsi il se représente lui-même comme un pur temps chronologique d'accumulation, de croissance et d'expansion. C'est donc d'une représentation contraire que surgit le caractère fictif de la représentation capitaliste. Cette formation sociale est ainsi marquée par l’abstraction (du travail précisément). C'est le règne de l'artificialisation et de la destruction de la nature.
Cela a une conséquence sur la théorie du capital. Dans Le Capital, il y a toute une réflexion sur les présuppositions réelles23 de la formation sociale si spécifique du capitalisme. Marx les recherche au moment où l'artisanat du Moyen-Âge (l'atelier) se transforme en manufacture (la fabrique). Il s'agit de montrer que cette formation capitaliste est soumise à l'histoire et qu'elle n'est pas éternelle, contrairement à l'image dont l'idéologie dominante nous imprègne. Quand faire commencer historiquement le capitalisme alors qu'on pourrait croire qu'il ne commence jamais, sa logique consistant à créer les conditions (sociales, matérielles) pour qu'il se perpétue à l'infini ? Quels signes peuvent être considérés comme les prémices de sa disparition ? Ces questions possibles du présent traversent le livre de Jameson alors même qu'il actualise la vieille langue de Marx. « L'émergence du système (puis son renversement révolutionnaire) est-elle le fait de forces impersonnelles ou bien de sujets collectifs de l'histoire ? La fin du capitalisme sera-t-elle le produit de ses propres dysfonctionnements ou celui de l'action commune ? »24. Des générations de marxistes se sont posé des questions similaires sous le titre de « la transition des modes de production ». Et ces questions de périodisation ne peuvent de toute façon éviter l'arbitraire d'une décision avant tout politique plutôt qu'épistémologique et méthodologique. « Ce type de proposition [évoquant la périodisation] n'est jamais qu'un choix représentationnel impossible à prouver ou à falsifier, [il] correspond à un point de départ situé dans le vide, dénué de présupposé, autrement dit, qui ne peut être vrai ou faux, et dont la seule motivation possible est d'ordre politique, et sans doute pas “factuel” »25. Elles n'ont aucun sens sans l'effervescence d'une action révolutionnaire dans le présent. Et c'est après-coup et rétrospectivement que le problème de la périodisation peut être envisagé pour étudier la spécificité d'une formation sociale en train de disparaître. La théorie marxienne du capital insiste malgré tout sur les commencements réels du capitalisme : elle ne saurait se confondre avec le commencement hégélien.
En résumé Fredric Jameson fait usage dans son analyse de toutes les ressources théoriques propres à son champ disciplinaire (la littérature comparée) pour analyser la structure de l'exposition du livre I. Figuration, allégorie, coda, transcodage, climax sont des termes que le lecteur rencontrera. Il présente d'abord Le Capital à travers la section I qui est une critique de la mise en équivalence généralisée (l'argent et la monnaie). Cela imprègne toute une formation sociale : le capitalisme. L'argent et le gain sont dans toutes les têtes. Ils génèrent une illusion généralisée qui exprime une forme de vie équivalente à la forme-valeur. Ce n'est qu'avec la section II (à partir du chapitre IV) que nous rentrons dans la théorie du capital ; section à laquelle les manuels de sciences économiques voudraient réduire Le Capital et avec eux les marxistes les plus traditionnels. Là se trouve le secret du capitalisme : la production de plus-value qui permet de comprendre pourquoi l'argent fait des petits (le profit des capitalistes), comme on le dit sous l'emprise de la représentation capitaliste. C'est le « mystère de l'accroissement de la valeur »26 qui y est envisagé. Du chapitre IV jusqu'au chapitre XXIII (de l'édition allemande), il y a une unité nous explique Jameson : c'est en quelque sorte le corps du Capital. La fin du livre voit l'effraction de l'histoire avec les chapitres XXIV et XXV27. En effet, contrairement à l'exposé de la logique hégélienne du savoir absolu de l'esprit, Marx fait de nombreuses incises de type historique (diachronie) rompant par là avec la synchronie de l'exposition logique. L'effet consiste à rappeler que le capital ne naît pas de rien, qu'il est soumis lui aussi à l'histoire sociale et qu'il n'y a d'accumulation originaire du capital que dans la fable de La Cigale et la fourmi : qu'historiquement, cela correspond beaucoup plus au pillage, à la razzia et à la violence de l'impérialisme28. Le capital ne saurait se poser lui-même dans un acte de réflexion spirituel. Les deux derniers chapitres du livre I sont le summum de l'effraction de l'histoire : ils concernent justement cette fameuse expropriation capitaliste et le colonialisme dans la modernité.
Une action de négation de la négation
À défaut de retrouver un fil rouge historique peut-être à jamais perdu, Jameson nous permet d'écouter nos possibles camarades du futur s'interrogeant sur notre présent (pour eux, devenu désormais un passé) : qu'aura-t-il fallu comme présuppositions réelles pour que nous passions enfin, progressivement puis brusquement (donc sans « phase de transition ») à cette société internationale sans classes (sans État et sans argent) où nous vivons désormais ? Car voir collectivement notre présent en double sans subir la dissociation schizophrène : voilà sans doute une condition non négligeable pour s'émanciper. « L'historicité, dit Jameson, n'est en fait ni une représentation du passé ni une représentation du futur (bien que ses diverses formes se servent de ces représentations) : elle peut, d'abord et avant tout, se définir comme une perception du présent en tant qu'histoire ; c'est-à-dire comme une relation avec le présent qui, d'une certaine manière, le défamiliarise et nous autorise cette distance par rapport à l'immédiateté qui est, à la fin, qualifiée de perspective historique »29. Le livre de Jameson sur Marx est une sorte de machine à produire de l'historicité : « (…) c'est ce que l'on pourrait appeler, au sens fort, un trope du futur antérieur — l'étrangisation et le renouvellement en tant qu'histoire de notre présent de lecture [d'action !], (…) par l'appréhension de ce présent comme passé d'un futur spécifique »30. L’interprétation du Capital que nous donne à lire Fredric Jameson est salvatrice en ce sens, de notre point de vue. D'une part, envisager ce temps présent soumis à la logique du capital. C'est-à-dire que « lorsque tout a été subsumé par le capitalisme, rien ne saurait plus lui être extérieur ; et les chômeurs — ou, dans ce cas, les miséreux, les pauvres — sont en quelques sortes employés par le capital pour ne pas être employés ; ils remplissent une fonction économique par leur non-fonctionnement même (même s'ils ne sont pas payés pour le faire) »31. (Le Capital est avant tout un livre sur le chômage et la mise au rebut de larges franges de la population mondiale dit Jameson). Mais d'autre part et de manière contradictoire, il s'agirait d'envisager un devenir autre. La société n'est pas capitalisée, elle n'est pas parachevée. Jameson nous permet de rendre ce temps présent à l'histoire... Celle que l'on écrira dans le futur d'une société sans classe internationale pour parler de cet ancien présent qui aura su sortir des sentiers battus. Quelles sont les présuppositions réelles de la société sans classes à faire advenir dans le présent ? Pour y répondre il faut sans doute se faire poète et sentir constamment cette « fugitive brise venue du futur »32