Article du numéro 28 :
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Dostoïevski, Notes d’hiver sur impressions d’été
Nous traversons maintenant ce paysage dévasté par la guerre qu’une société livre contre elle-même, contre ses propres possibilités. Avec la crise liée à l’apparition et la propagation fulgurante du virus du Covid-19, c’est la réalité de cette guerre qui ne pourra plus être longtemps ignorée. Issu sans aucun doute des conditions générales d’un monde naturellement et socialement dégradé, ce virus dans sa manifestation se fait le révélateur ultime d’une crise plus globale qui nous met en demeure de la surmonter sous peine de sombrer purement et simplement. Ce n’est pas « la nature qui se révolte » évidemment, mais la pratique réelle des hommes dans la transformation de celle-ci qui aboutit à ce triste résultat. Ce qui avait cependant été aperçu très tôt comme le reniement achevé du vivant n’est malheureusement pas, ou si peu, remis en question. Cet aveuglement idéologique sur l’origine de la crise renforce le processus d’autodestruction de la civilisation capitaliste mondialisée. Toute idéologie est essentiellement paranoïaque. Elle le devient visiblement à la phase décadente des civilisations quand elle commence à interpréter follement les problèmes qu’elle engendre elle-même, de plus en plus vite, et qu’il apparaît clairement qu’elle préfère détruire le monde plutôt que renoncer à son système. En ce sens, nous entrons bel et bien désormais dans la phase crépusculaire du capitalisme.
La survenue d’une épidémie résultant toujours d’une accumulation de cofacteurs homologues, il n’est pas difficile de comprendre que le virus Covid-19, bien qu’étant la cause de plusieurs milliers de morts, n’en est pas pour autant l’origine. Il faut pouvoir tenir compte, pour commencer à cerner celle-ci, que ce virus se répand dans un univers extrêmement pollué et constamment parcouru par le déplacement incessant de millions d’individus pour les besoins d’une économie marchande mondialisée. Mais il faudrait aussi pouvoir apprécier le délabrement généralisé provoqué par cette mondialisation. Ce sont des raisonnements proprement liés à la domination de l’économie marchande sur la vie sociale qui expliquent pourquoi les politiques de santé publique ont détérioré sciemment les infrastructures hospitalières aujourd’hui défaillantes. L’abandon de certaines recherches fondamentales, comme peut-être celles portant sur des coronavirus alors peu alarmants, a obéi au même type de logique. Autant dire que l’ennemi est certes invisible, mais il n’est pas celui qu’on croit ; c’est une forme spectrale qui vampirise réellement le vivant (de la nature comme de la société), le mort saisit le vif : le Capital.
Aussi, au moment où tout commence à se fissurer, ne faut-il point s’étonner des mesures exceptionnelles d’état d’urgence qui sont décrétées et multipliées à l’échelle mondiale. La mobilisation (ou plutôt, dans le cas précis, l’immobilisation) est toujours avancée sur un air martial dans les moments de décomposition. La crise sanitaire mondiale n’est que la goutte d’eau qui fait déborder le vase, si l’on peut se permettre de le dire ainsi. Depuis plus de dix ans, tous les signaux se mettent progressivement en alerte : crise écologique majeure, multiplication des conflits ouverts, révoltes sociales de plus en plus virulentes, et même l’amorce d’une crise financière majeure se profilant avant l’épidémie. Présenter celle-ci comme une invasion à laquelle il faut répondre par l’état de guerre remplit les mêmes fonctions idéologiques que tout discours belliqueux se doit de remplir : soumettre les esprits à la défense de l’ordre de la domination présente. « There is no alternative » est désormais épaulé ouvertement par l’Autorité de la Science. Utiliser une crise majeure pour faire avancer le troupeau aveugle vers son hécatombe programmée, tel est le dessein inavoué de la folie qui a bien plus contaminé le monde que n’importe quel virus.
Dans l’Italie fasciste, le confinato était un opposant politique que l’on exilait dans un village de quelque région particulièrement reculée, d’où celui-ci ne devait en aucune façon s’éloigner. C’était une manière bien italienne d’emprisonner et de réduire au silence toute forme d’opposition, qui avait plus de charme qu’un camp de concentration nazi ou qu’un goulag. Le confinement imposé à des populations entières se situe, dans la forme, un peu entre ces deux extrêmes. Mais, de par le saut quantitatif opéré, sa fonction qualitative relève d’un autre ordre qui range le fascisme dans la catégorie de systèmes d’oppression artisanaux. Ici, il ne s’agit plus d’écarter une opposition, aussi importante puisse-t-elle être. Non, il s’agit, au contraire, de conforter la tendance présente à l’intégration. Intégration non seulement à l'idéologie de guerre que ne peut manquer de développer le capitalisme en crise, mais aussi intégration à l'immense dispositif machinique qui soumet les hommes à la domination et à la reproduction du Capital. Que la vie proprement sociale, celle, disons, de la « socialité » des rapports humains qui s'étendent bien au-delà de la médiation marchande, que ces relations humaines directes et gratuites puissent être sacrifiées au nom de la sécurité des « citoyens », parce que « non-essentielles », voilà ce qui peut être entendu et exécuté comme un ordre pour celui qui s'est depuis longtemps adapté à ne plus trop rencontrer d'humains pour faire ses courses, pour travailler, pour se divertir, etc. Ce n'est pas directement Internet qui, par exemple, a créé la séparation, mais il est devenu un bon moyen de la justifier. Dans ce contexte, le confinement généralisé, tout comme l'état d'urgence, se présentent assurément comme des « moments éducatifs » pour contraindre les populations à se plier aux nouvelles normes de la société dite numérique : télétravail, télé-enseignement, télé-achats, télé-divertissement, etc, etc. Au sortir de la crise, (si sortie réelle, il peut y avoir), le nombre de convertis à cette réinvention de la vie dans le virtuel ne pourra qu'avoir évidemment augmenté, pour laisser les derniers réfractaires dans une telle zone de marginalité qu'ils devront avant tout se préoccuper de leur propre survie, comme cette immense partie du prolétariat invisible qui produit réellement toute cette pacotille de marchandises informatiques, consommées par d'autres.
Nul besoin d'élaborer une quelconque « théorie du complot » pour comprendre cette évolution, sauf pour ceux qui se refusent à admettre celle-ci dans la totalité historique qui lui correspond : l'histoire du développement de la forme capitaliste jusqu'à sa dimension mondiale. Il faut plutôt comprendre la crise actuelle, jusque dans sa dimension intégratrice, comme l'aboutissement logique d'un processus d'automatisation du dispositif capitaliste de la production, comme « le seuil d'autonomisation irréversible du Dispositif cybernétique planétaire à partir duquel émergerait une Intelligence artificielle désormais seul Sujet planétaire, autocratique et dominant » (Jean Vioulac, Approche de la criticité, Puf, 2018). C'est une illusion délibérément entretenue que celle d'une gouvernance politique du monde portée par des consciences éclairées (même par leurs propres intérêts). Il y a maintenant longtemps que cette « politique » a été réduite au pur calcul, que tout ceci est devenu simple gestion économique des flux. Le parachèvement du capital, c'est la Machine. Aussi peut-on déjà abandonner l'analyse des situations et la prise de choix dans les décisions à quelques idolâtres de la positivité scientifique, qui s'en remettent aussi à leur tour aux « raisonnements » performants des ordinateurs de la « nouvelle génération ».
Mais ce parachèvement machinique du capital le conduit aussi à sa perte. Comme le constatait Nietzsche, « il n'arrive rien dans la réalité qui corresponde rigoureusement à la logique ». À vouloir s'appuyer sur une conception positiviste de l'organisation de la société, à se laisser porter par l'efficacité de la contrainte cybernétique, on abandonne toute la richesse qui est inscrite dans le concept de réalité ; richesse qui échappe à tout calcul. Et la guerre que veut ainsi mener le capital est déjà perdue d'avance. « Sa nature objective la transformant (…) en un calcul de probabilités, la guerre n'a plus besoin que d'un seul élément, le hasard, pour devenir un véritable jeu. Or, de toutes les activités humaines, il n'en est pas une qui soit aussi constamment et aussi généralement en contact avec le hasard que la guerre, et où, par suite, il faille laisser autant de place à l'imprévu et à la chance ». C'est ce principe de la théorie clausewitzienne de la guerre, mal compris par la domination, qui déterminera en vérité l'issue du jeu qui se dégage désormais. Dans sa logique totalitaire, le Capital va sans aucun doute intensifier sa guerre et resserrer les contraintes qui pèsent sur la vie sociale ; son emprise peut ainsi se renforcer considérablement dans l'immédiat. Mais, à terme, il est bien vain d'imaginer le monde sous les couleurs d'une contre-utopie orwellienne. Le contrôle et l'intégration absolus ne sont que le pauvre fantasme de l'idéologie de tous les pouvoirs. Il n'y a pas un jour qui passe sans que la domination qui s'exerce prenne une décision qui l'engage dans l'apparition de nouveaux problèmes. Ce sont simplement tous les calculs qui étaient faussés depuis le début.
Voilà donc une civilisation qui brûle, chavire et s'enfonce toute entière. Ah ! Le beau torpillage !
Et dans cet effondrement, c'est comme si on attendait encore quelque miracle, en se réfugiant dans le pauvre imaginaire fabriqué sur mesure pour vendre les marchandises du futur. Comme si la faille qui s'ouvrait n'était pas perçue comme la possibilité de l'avènement d'un Autre absolument radical. « La pensée elle aussi, qui maintient la possibilité sans cesse défaite contre la réalité, ne peut la maintenir que dans la mesure où elle comprend la possibilité comme une possibilité de la réalité, envisagée sous l'aspect de la réalisation ; comme ce vers quoi la réalité elle-même, bien que timidement, essaie de se porter et non comme un “si seulement” dont la tonalité s'est à l'avance accommodée de l'échec » (Adorno). Dans ce sens, la crise peut aussi être comprise comme le moment proprement critique qui ouvre à la possibilité de libérer le monde de l'emprise machinique du capital qui le conduit à sa destruction.
Le capital a déclaré ouvertement la guerre au vivant ; il n'y a plus d'autres choix que d'assumer cette réalité. Le vivant doit répondre par la guerre au capital et mener son combat révolutionnaire. La crise ouverte peut aussi renverser les perspectives.
Pascal Dumontier,
Paris, 26 mars 2020