Article du numéro 29 :
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Dans le moment vécu du confinement généralisé, nous découvrons tout d’abord un moment d’étrangeté, d’irréalité ; une sensation de flottement dans le temps qui semble comme suspendu. Puis, vient le temps désarticulé, disjoint de toute signification, un temps qui coule à l’envers ou dans diverses directions. Chaque jour peut en valoir un autre, il n’est que le jour qui suit et précède la nuit. Le temps retourne sur lui-même dans sa forme archaïque : le cercle clos sur lui-même. Le corps n’a plus vraiment faim, le sommeil vient par intermittences, quand l’épuisement gagne. Et l’esprit s’observe de son œil interne avec effroi, voyant soudain les profondeurs de l’abîme. On est seul, souverainement. Et dans cette solitude, la vérité d’être se dévoile dans son manque. On s’aperçoit qu’on est réduit à gérer son manque, son silence, sa soumission, son esclavage : parachèvement du processus social de l’intégration. On ressemble à moins qu’un animal. On se sent chose animée, animée certes, mais néanmoins chose. Et dans cet état du manque, dans cette perte flagrante des relations sociales, de ce qui fait l’humaine condition, comme un prisonnier refusant de dialoguer avec le prêtre venu pour lui vendre sa soupe insipide de promesses, on repousse l’ersatz de communication médiatisée dans laquelle on vous incite à vous inscrire. « Connectez-vous » (les uns les autres ?) disent les voix robotiques de la domination. Et on découvre dans le manque, dans le besoin fondamental, notre racine : nous sommes l’humanité qui se cherche, le prolétariat qui veut s’abolir en abolissant toutes les classes. Nous découvrons ici que nous ne sommes pas encore.
« Non-essentiel » : le nouveau mot, issu de la nouvelle langue, pour définir ouvertement ce qui doit disparaître. Ce glissement est à peine perçu. « Le langage est un virus », selon William Burroughs. Et les mots martelés par la propagande médiatique se répandent plus vite que le Covid-19.
« Non-essentiel » : le désir de se promener et de dériver dans les rues de la ville. « Non-essentiel » : le besoin de vivre la rencontre hasardeuse et de dialoguer avec des inconnus au comptoir d’un bistrot. « Non-essentielle » : l’envie de flâner dans des librairies pour découvrir le livre que l’on n’attendait pas. « Non-essentielle » : l’envie de se faire une toile, d’aller au théâtre, etc. « Non-essentiel » : la plaisir de regarder le ciel, de croiser un regard inconnu, d’y trouver peut-être une minime connivence. « Non-essentielle » : la volonté de se regrouper pour manifester. « Non-essentiel » : le hasard, le destin, la vie, la mort qui en découle.
La vie « essentielle », ce sera désormais la survie dans un univers connecté. La vie « essentielle », ce sera avant tout l’obéissance et la soumission. Il ne reste plus qu’à attendre le classement des individus selon ce critère d’essentialité.
« Notre comportement est adapté à la vie à l’intérieur de petits groupes, à notre échelle, et non pas à la société de masse d’individus anonymes avec lesquels nous n’avons au fond aucun rapport — ni en bien ni en mal. Tout cela est connu depuis longtemps ». Cette remarque de Joseph Reichholf, biologiste et anthropologue, dans son ouvrage L’Émergence de l’homme, nous rappelle que les choses ont beau être connues, il n’en découle pas nécessairement une compréhension, et encore moins une modification de notre vision du monde. Au regard de son histoire naturelle, l’animal homme tel qu’il est actuellement constitué est assez mal préparé aux modifications brusques de son environnement dont il est lui-même responsable à l’échelle de son espèce. Cela ne fait guère que deux cents à deux cent cinquante ans, autant dire presque rien comparativement aux rythmes propres de l’évolution des espèces, qu’avec le saut de la révolution industrielle, le voici précipité dans une prédation sans merci de la nature, considérée désormais comme un simple réservoir de ressources devant assurer la multiplication infinie de son espèce. L’homme a toujours opéré une transformation de la nature, comme celle-ci se transforme elle-même ; c’est le propre de ce qu’il définit comme étant son histoire. Mais celle qu’a inaugurée le développement de l’économie marchande est sans commune mesure comparable avec les transformations opérées auparavant : la « révolution » néolithique s’est produite sur plus de 5000 ans et n’a pas menacé l’équilibre écologique global. Ce n’est par ailleurs nullement un hasard que l’écologie soit une science relativement récente. Ici aussi, nous ne pouvons pas dire que la connaissance fasse défaut. Mais nous ne savons, à vrai dire, que peu de choses de son emploi. Nous sommes encore l’animal plein d’effroi devant la nature mystérieuse. Et soulever le voile d’Isis ne correspond nullement chez nous à une rencontre pleine d’amour avec la déesse, mais à un instinct sauvage, lié à la peur, qui pousse à la violer. Nous n’avons pas d’autre comportement que celui aiguisé par notre volonté de domination et de maîtrise sur la nature. Jusque dans la soi-disant prise de conscience de la dimension écologique, c’est encore celle-ci qui gouverne : « sauver la planète », c’est toujours au bout du compte une autre façon de dire que c’est l’homme qui dirige et qui doit maîtriser. Certes, tout ne dépend plus que de nous pour trouver une issue à la catastrophe présente. Mais avons-nous réellement pris la mesure de ce que pourrait signifier notre alliance avec la nature ? Avons-nous pris conscience que cette alliance nécessaire à la vie ne pourra pas se conjuguer avec le mouvement du non-vivant qui cherche à s’étendre et à se reproduire indéfiniment, avec la logique aveugle du développement mondial de la « civilisation » sous l’égide de l’économie capitaliste ? Aussi la peur panique devant l’épidémie du Covid-19 révèle-t-elle l’essence même de notre monde : une volonté de maîtrise absolue sur les choses naturelles, qui deviennent ainsi « l’ennemi invisible » qu’il faut anéantir. Il n’y aura pas en conséquence de capitalisme « éco-responsable », mais bel et bien un effondrement dans la folie.
Rêve : ce n’est pas seulement le mot qui se perd, mais son expérience même. Je remarque combien les nuits se vident de leur substance onirique. Une fois, je me suis réveillé agité sous la pression d’un cauchemar. Le souvenir reste flou, mais il s’agissait d’un contrôle policier auquel je ne pouvais échapper. J’ai repensé au livre de Charlotte Beradt, Rêver sous le 3e Reich, et aux témoignages de rêves qui y étaient retranscrits. Oui, c’est un peu ça, l’atmosphère pesante d’une situation socio-politique vient envahir jusqu’à notre univers intérieur. Depuis je cherche désespérément à ne pas laisser l’extérieur envahir trop mon imaginaire. Le sommeil n’est plus le même, jamais véritablement entier. Une fatigue nerveuse s’installe. Il me reste l’éveil pour rêver.
Mais qu'est-ce que nos rêves ? Brise-glace arc-en-ciel qui décroche quelques lunes pour orienter le temps ? Sémaphore impossible du levant rougeoyant de nos désirs ? Ou, peut-être, l'ombre qui ne trouve pas encore son soleil de mélancolie ?
« Lisez ! » C'est avec ce mot d'ordre que le fondé de pouvoir Macron, se prenant pour un Guide Suprême, exhortait son peuple mis en quarantaine à passer à l'épreuve imposée. Il ne disait pas quoi. De même qu'il occultait le fait que le crétinisme digital qu'il avait largement favorisé ne permettrait aucunement à ce peuple rendu analphabète et inculte de renouer avec une pratique de la lecture qui lui est devenue étrangère depuis longtemps. Posséder une bibliothèque chez soi étant désormais plutôt l’exception, la perpétuation d'une passion qui ne concerne qu'une minorité d'individus attachés au lien irremplaçable du livre, il fallait donc entendre qu'on nous conviait à « télécharger » des textes sur son ordinateur, au mieux à passer commande sur Internet pour obtenir le livre si convoité qu'on ne pouvait plus se procurer en librairie (voir le concept du « non-essentiel »). Ce qui fut confirmé les jours suivants dans la propagande médiatique. On ne parlait plus de lire mais avant tout et surtout de se connecter. Avec le « Restez chez vous » martelé, le « Connectez-vous » devait s'avérer le slogan complémentaire d'une large campagne d'organisation de l'optimisme. Toutes les vertus de la connexion étaient mises en valeur grâce à la pauvreté de la vie réduite à peau de chagrin. Il ne s'agissait donc pas d'en venir à une vie de moine s'instruisant dans sa cellule ou à celle du prisonnier politique profitant de son temps pour remplir quelques cahiers, mais plutôt au renforcement des attitudes aliénées qui caractérisent le monde hypertechnicisé depuis vingt ou trente ans. « Vivre » devenait l'équivalent de passer la majeure partie de son temps les yeux rivés sur un écran et d'apprendre tous les gestes imbéciles prodigués via les réseaux sociaux. Dans le monde merveilleux des multi-médias, on peut ainsi apprendre à faire des gâteaux, à courir dans son salon, à pratiquer le Wall Street English, à faire soi-même de jolis masques antivirus, à inventer des jeux idiots pour les enfants, etc. Quant à la lecture, l'incitation habituelle était évidemment orienté vers la bande dessinée.
« Rien ne sera plus comme avant », disait aussi le mollusque Macron. Il y a fort à parier, au contraire, que sur bien des points, on ne voit pas trop pourquoi le monde changerait radicalement. Ou alors, en pire.
Le malaise dans la civilisation, relevé par Freud, trouve aujourd'hui sa plus éloquente illustration. Comment ne pas percevoir que, derrière la peur panique du virus, accentuée par la dramatisation spectaculaire, ce n'est pas une banale hystérie collective qui se manifeste, mais bel et bien un jeu de tensions poussé à l'extrême entre instinct de vie et pulsion de mort ? Où est l'irrationnel si ce n'est dans la propre « Raison » des scientifiques-experts qui se donnent des airs de grands prêtres et qui voudraient gouverner le monde selon leurs principes de logique mathématique ? Est-ce un comportement infantile de vouloir seulement se promener quand ce n'est pas uniquement un virus qui peut vous tuer, mais simplement n'importe quoi ? Il y a aussi la probabilité guère plus grande de mourir dans une attaque terroriste ou un accident de la route. Va-t-on confiner désormais toute la population à la moindre alerte ? Bien sûr que non. Confiner est la décision prise selon une simple logique comptable, ou même purement mathématique : faire baisser drastiquement une courbe d'évolution de l'épidémie, dressée par le « cerveau » impressionnant de quelques ordinateurs. Le pouvoir a aussi les yeux rivés sur un écran ; il est lui-même hypnotisé par sa propre manifestation. Cela commence par les courbes du cours des actions à la Bourse et cela finit par devenir la vision entière du monde, vision prise pour la seule réalité. Nous ne sommes plus rien d'autre que des chiffres dans des graphiques : la décision prise du confinement généralisé l'illustre à merveille. Ce que le Capital avait inauguré en transformant les rapports de production, c'est-à-dire en subordonnant entièrement le travail humain à une logique de profit, une logique essentiellement cumulative basée sur le chiffre, il le parachève en contaminant toute forme de rapport social, y compris celui du pouvoir politique, celui de la science ou celui de la culture. C'est ici la racine de la folie qui règne désormais sans partage sur le monde. Il faudra un sursaut. Celui-ci ne relèvera pas du miracle (l'attente du Sauveur Suprême) mais bel et bien du feu le plus intérieur qui soit, de nos forces les plus intimes (Sauvons-nous nous-mêmes). Le salut est bien la question, mais la réponse doit encore trouver sa juste orientation.
« Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi ! » pourrait être le dernier mot d'ordre de ce qui s'est mis en Marche. Ça commence ainsi tranquillement, petit pas à petit pas, et puis, fini de rigoler, on accélère. Et dans ce marathon où l'on entraîne la population entière, tant pis pour ceux qui tombent, pour ceux qui se sont refusés à prendre le train nommé « En Marche ». Ce n'est un secret que pour ceux qui ne veulent rien voir, rien entendre, que les premières victimes de cette course effrénée sont avant tout les déshérités : le virus fait le ménage chez les plus défavorisés. On fait simplement mine de ne pas s'en étonner et de trouver tout ça fort banal. Comme pour ces camps de réfugiés dont on ne sait plus trop que faire. Mais enfin, ce n'est qu'un mauvais moment à passer, n'est-ce pas ? Tout va reprendre « normalement ». Le cours des choses, comme on dit. Celui qui s'écoule maintenant vers l'abîme, et tout ça dans la bonne humeur retrouvée après quelques séances de « running ». Mobilisés dans les « start-up », les pieds bien calés dans les starting-blocks ? Prêts ? Partez ! « Cours, camarade... »
Pascal Dumontier,
avril 2020.