Article du numéro 31 :
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« C’est plus que du sport ! ». Combien de fois a-t-on entendu, dans les commentaires des journalistes ou chez des intellectuels patentés, ce genre de ritournelle. « Le football est au-delà du sport », aussi. Manière de dire que le sport transcende tous les aspects de la vie en société, qu'il élève en quelque sorte le degré de civilisation du genre humain. Autant dire que l’on ne comprend rien au sport si l’on se contente de le critiquer : il faut le prendre pour ce qu’il est, entrer en résonance, partager la passion de la masse. Et le bon sens nous le rappelle sans cesse : la critique est facile mais l’art est difficile, il est plus facile de détruire que de construire...
Et plus d’un intellectuel combine cette croyance en la transcendance du sport avec ce bon sens où la critique est mise en équivalence avec l'apologie et l'éloge. Et même : la critique en matière de sport fait l'objet d’un interdit où est recherché la perte complète de sa signification. Pourtant, la fonction première de la critique est de mener une réflexion à l'issue de laquelle est appréciée la valeur de l'objet considéré ou encore l'« examen d'un principe ou d'un fait, en vue de porter à son sujet un jugement d'appréciation » [1]. Quant à la version moins neutre : « la critique ne prend tout son sens que si elle est une remise en question totale, au terme de laquelle le sujet se déprend des dernières illusions de vérité qu'il caressait encore. Elle induit un “mal-être” existentiel du sujet, un malaise dans la philosophie. C'est une violence que le sujet critique fait aux autres, et qu'il se fait à lui-même » [2]. Et critiquer le sport est devenu une violence faite aux autres, tellement de nos jours une simple appartenance équivaut à une identité.
Typique de l'intellectuel contemporain, le philosophe Stéphane Floccari [3] veut s'interroger profondément : pourquoi le football ?, nous demande-t-il. Oui c'est vrai au fond, il pourrait très bien ne pas exister. Mais ce n'est pas vraiment sa perspective : il s'agit plutôt de légitimer l'adhésion gluante à ce spectacle. Mais comme il est philosophe (il enseigne dans le secondaire et en Sorbonne), il ne peut pas en rester au bon sens et, à l'image de beaucoup, il veut marier la carpe et le lapin (Platoche & Jankélévitch). « De quoi est-on suspect lorsqu'on s'intéresse au sport et qu'on est un intellectuel ? » feint-il de se demander. Fausse question ! Quand un intellectuel s'intéresse au sport, à travers quelle perspective étudie-t-il son objet ? Que devient plutôt un intellectuel lorsqu'il ne conçoit la critique que sur un mode judiciaire (tendance police) et qu'il cesse de questionner ?
Et tout d'abord de se questionner : est-ce son appartenance à l'INSEP en tant qu'enseignant qui l'empêche de produire une analyse du football réel ? Au lieu d'une telle analyse, il préfère adopter la posture du joueur qui joue le jeu. Voici donc un écrivain qui se doit de participer à une « équipe de France des écrivains ». Lui aussi veut considérer le football comme une passion qui excède ce qui est apparent (mercato, résultats, technique), mais bien sûr sans envisager l'intégration du football à l'économie capitaliste, ni non plus analyser la violence des supporters ou le pouvoir de la FIFA. En voilà un qui ne risquera pas les parallèles audacieux qui décapent la pensée de certitudes admises trop vite.
Un cran en dessous, nous pouvons trouver un autre « philosophe » qui, lui aussi, joue le jeu [4]. Face aux actions qui sont actuellement menées contre les Jeux olympiques de 2024 en France, il nous incite plutôt à opérer une « conversion du regard ». C'est sûr, c'est moins risqué. Il veut donc asséner sa leçon pénible à ceux qui luttent. Au fond, son propos est de dire qu'il n'est pas « efficient » de s'opposer aussi grossièrement à Paris 2024 et à son « héritage » sans proposer un autre sport (clef en main ?). Pour lui, ceux qui ne sont pas du sérail sportif (lui est un pongiste) ne peuvent comprendre « l'expérience sportive ». Son raisonnement ? Comme de toute façon les Jeux olympiques auront lieu, que toute opposition est vaine, il vaut mieux « proposer un autre sport, respectueux des rythmes du corps et des saisons (sic) ».
Ce n'est sans doute pas qu'il renonce à entreprendre un combat contre « les JO des financiers (re-sic) », ce serait plutôt qu'il n'en voit pas le sens. Il faut dire qu'il n'interroge pas les présupposés qui gouvernent le discours dominant sur le sport. Il est alors difficile de mettre en discussion cette institution particulière du corps. Est-il possible, par exemple, d’assimiler le sport à un jeu, ni plus ni moins ?
Pour développer son point de vue, il se réfère notamment au philosophe Eugène Fink qui, à travers l'un de ses ouvrages, combat la tradition métaphysique reléguant le jeu dans la contingence. Ce dernier défend donc la thèse selon laquelle le jeu humain symbolise le monde, qu'il y a une interaction entre le jeu du monde (le cosmos) et le jeu humain [5]. Et Bozzi plaque cette réflexion sur le sport contemporain : le sport révèle la société sur une scène originale (« dans et par la mise en scène du sport, la société se réfléchit »). Une chance pour les observateurs ! Ainsi : « les Jeux Olympiques seront assurément une formidable scène, un dehors en plein dedans ». Mais de quel dehors la logique sportive peut-elle se prévaloir ? C'est-à-dire que « par l’expérience sportive, la société se fait théâtre pour qu’apparaisse le monde en son sein ». Allons donc ! Il s'agit là d'une banalité de base de la sociologie postmoderne reprise par des journalistes mal dégrossis et bien sûr dans les STAPS [6]. Le sport n'est que le reflet de la société : manière de le dédouaner de tous les ravages socio-politiques dont il est porteur... Et puis n'est-ce pas incongru de parler d'expérience dans le sport ? Ne vaudrait-il pas mieux considérer que « La logique sportive est bien celle d'une réification du corps qui va précisément empêcher les individus de “faire l'expérience de” pour les “soumettre à” » [7].
Au fond nos deux philosophes sont tout simplement des idéologues du sport, chacun étant un variant. Stéphane Floccari est un intellectuel organique du sport (aurait dit Gramsci). Il faut voir comment il s'applique à expliquer ce que signifie l'acronyme ridicule de son institution d'appartenance : Institut National du Sport, de l'Expertise et de la Performance. Auparavant cet institut s'appelait l'Institut National du Sport et de l’Éducation Physique. Les temps changent : pour le rayonnement de la France dans le monde, il faut se mettre au goût du capital mondialisé...
Frédéric Bozzi, quant à lui, a sa petite originalité puisqu'il semble soucieux de « créer une résonance avec d’autres rebelles : les sportifs eux-mêmes ». Le seul problème est que les sportifs ne sont pas rebelles, loin de là. Ce n'est pas parce qu'une poignée de sportifs ont eu des réflexes humains qu'il faut prendre l'arbre pour la forêt. Mais là aussi il faudrait remettre en cause une idée reçue (et véhiculée par les journalistes mainstream) : un sportif persiste-t-il dans son être lorsqu'il manifeste une révolte à la faveur d'une situation, d'une crise qui replace son institution dans le champ de la lutte des classes ?
À ce propos d’ailleurs, il est heureux que les Carlos Smith et autres n’aient pas suivi l'auteur lorsqu'il prône « la nécessité de ne pas se laisser berner par la conscience critique ». En ce sens il n'est pas un intellectuel engagé ou organique, sans doute davantage un intellectuel spécifique : ce type d'intellectuel qui ne supporte pas les deux autres types et qui fait allégeance au roi du spécifique : Michel Foucault. Cette posture manifeste « l'indignité de parler pour les autres » [8] et la nécessité de problématiser spécifiquement la résistance au pouvoir qui s'exprime à travers une lutte. Disons que ce qui pourrait avoir de l'intérêt chez Bozzi, c'est qu'il insiste sur la dimension interne (à l'institution sportive) pour qu'une critique des JO 2024 soit pertinente. Si l'on se fie à sa thèse [9], il semble avoir mené localement une lutte de pouvoir au sein de sa fédération sportive. Mais cela suffit-il pour le qualifier d'intellectuel spécifique ?
Même un intellectuel de ce genre ne devrait pas dissocier le dynamisme interne propre à son institution d'appartenance avec celui, externe et englobant (politique), d'une lutte actuelle contre les JO à venir en France alors même qu'il est question pour les Japonais d'annuler ceux déjà reportés de 2021. Comprendra qui pourra. En tout cas, le chapeau qui précède le texte (sur le site) et qui se veut un résumé, incite à « ne pas se contenter d’appréhender les JO d’un pur point de vue critique ». Mais dans ce cas, on risque d'appréhender les JO sur le mode médiatique où le sport n'est aucunement mis en débat, où la seule chose qui compte est de vénérer les héros français qui sauront ramener beaucoup de médailles pour la plus grande gloire de la nation. Si nos intellectuels suivent les journalistes sportifs dans leur passion hystérique, il faudra faire sans eux ou travailler à une autre intellectualité.